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On nous précise que Clara, dont le visage exprime une haine infinie pour les siens, est à la fois le souffre-douleur, l'otage et la juge de cette fratrie. Tout doit être impeccable dans la maisonnée. Rudolph se prépare pour le grand jour. Il ne s'agit pas de son départ à la retraite. Chaque année, Rudolph le zélé commémore l'anniversaire de son ancien supérieur, le SS Himmler. Et puis qui sait, le grand jour, c'est peut-être celui où Rudolph pourra enfin parader à nouveau dans les rues de sa ville avec son bel uniforme noir. Expulser les résidus nazis Sinistre histoire. Et pourtant, "Avant la retraite" est bel et bien une comédie. Son auteur, l'Autrichien Thomas Bernhard, l'a sous-titrée "comédie de l'âme allemande". Et de fait, on rit en découvrant ce huis-clos théâtral. Un rire acide, ironique, terrible, devant les énormités que peuvent proférer Rudolph et Vera. Les trois interprètes de cette pièce la décrivent comme "un laxatif destiné à expulser les résidus nazis nichés dans les entrailles domestiques des sociétés allemandes et autrichiennes".
Clouée dans un fauteuil, quasi mutique, elle lit tous les journaux, leur écrit compulsivement quand elle ne coud pas ou reprise, tout aussi compulsivement, le linge de son frère. Entre eux trois, des relations ambiguës, presque incestueuses entre Rudolf et Vera tandis que Clara subit brimades et humiliations de la part des deux autres. Pas de violence physique, non. Mais des mots, aussi destructeurs que des coups de canif, pour blesser Clara, qui n'approuve en rien l'idéologie de ses aînés. La pièce de Bernhard se situe un 7 octobre. Chaque 7 octobre, dans cette maison aux fenêtres hautes qui s'entrouvrent à peine sur la ville sans nom, la famille célèbre l'anniversaire de la naissance d'Heinrich Himmler, chef de la SS. Du temps où Rudolph dirigeait un camp d'extermination, il avait eu les « honneurs » d'une visite d'Himmler. Depuis, Rudolph revêt l'uniforme d'officier SS, Véra une robe de gala et ils fêtent au champagne cette date. L'orgie fin de règne de monstres ordinaires En trois tableaux découpés au cordeau, la tension, sous-tendue par les propos les plus ignobles dits sur un ton des plus badin, ne cesse de croître.
Alain Françon a réuni Catherine Hiegel et André Marcon. Noémie Lvovsky est Clara, personnage clé autour duquel les deux autres vont tourner, tels des prédateurs à l'affût. Hiegel et Marcon, un duel au sommet, l'art de l'acteur porté au plus haut qui déjoue toutes les évidences. Elle, longue crinière blanche, voix puissante capable par une simple inflexion de glisser du désir à la cruauté la plus vile. Lui, exprimant toute la lâcheté et la virilité qu'il brandit comme un étendard. Tous deux défient ce texte truffé de pièges et de chausse-trappes, balançant des horreurs avec aplomb, sans sourciller, amplifiant le sens des mots, provoquant rires étranges et malaise profond. Chacun de leurs gestes, de leurs mouvements vient en contrepoint de l'avalanche de phrases prononcées avec cette distance qui les maintient au bon endroit, à l'endroit du théâtre, à l'endroit de Thomas Bernhard, qui, derrière un cynisme apparent, ne voulait rien d'autre que tirer la sonnette d'alarme. Alain Françon marche dans les pas de l'auteur pour nous donner à entendre de manière radicale, sans faux-semblants, cette pièce nécessaire aujourd'hui comme hier.