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Ces gens-là sont essentiels et il faut les garder parmi nous en les mettant en scène de façon humble et audacieuse. Vous êtes un collectif, sans metteur en scène. Comment créez-vous ensemble? Nous travaillons longuement autour de la table, en traduisant la pièce ensemble et en en parlant. On envisage des choses mais on n'essaie rien sur le plateau, parce qu'on ne fait pas semblant qu'il y a un spectacle alors qu'il n'y a pas de public. Pour La Cerisaie, comme nous sommes 10, nous avons quand même pris dix jours pour le travail chorégraphique et scénographique. Mais la manière dont on va dire les phrases et agir en présence du public revient à chacun. Pour les autres aspects du spectacle, chacun d'entre nous a un peu ses passions. Certains s'intéressent beaucoup aux meubles, d'autres à la musique, il y en a qui acceptent leurs propositions parce qu'ils n'ont pas vraiment d'opinion, d'autres au contraire qui donnent beaucoup leur avis… Mais nous partageons tous une passion pour le travail du texte, autour de la table, avec toutes les traductions (français, anglais, allemand, flamand) pour trouver le mot juste, créer notre propre traduction, en flamand d'abord et maintenant en français.
La Cerisaie de la compagnie Tg STAN est un grand arbre magnifique, tout de fleurs cabossées et de bourgeons rouillés: une plongée exacte dans l'univers de Tchekhov. La grande propriétaire terrienne Lioubov Andreïevna Ranevskaïa revient de Paris, elle éreintée, elle a un sportswear bleu roi sur le dos, des petits tennis blancs et des borborygmes qui lui arrivent par spasmes. Elle s'agite de l'un à l'autre en (fausse) étourdie de l'instant et l'un est l'autre passe d'elle à lui-même, dans une langueur qui a l'air d'avoir quelques siècles. Joyeuse ribambelle enrobée d'inertie laissant flotter dans l'air cette question, comme un parfum de rigueur: qu'en sera-t-il demain du sol qui est sous nos pieds, la Cerisaie sera-t-elle vendue? Avec cette adaptation contemporaine d'une pièce pas si ancienne, le Tg STAN réussit un morceau de bravoure: faire du neuf sans faire du nouveau, revigorer ce qui aurait eu sans eux de légers airs de vieille tante sans toucher au reste. Leur customisation des années 2000, sous des airs légers, a une densité rare.
La compagnie flamande réactualise la pièce de Tchekhov en fixant le cadre d'une fin inéluctable. Parfois le froid oblige à marcher de long en large, ce qui ne facilite pas l'écriture, mais aiguise la pensée. C'est en substance ce que note Tchekhov dans une lettre à sa femme, en 1902, deux ans avant la rédaction de la Cerisaie, sa dernière pièce - il gèle trop pour qu'il s'y mette tout de suite. Il aimerait écrire un vaudeville, ou au moins une pièce drôle, mais s'enfonce dans un glacis existentiel. Faillite Début 1903, il n'a pas écrit une ligne - il est toujours dans sa datcha blanche, près de Yalta, et elle n'est pas chauffée. Les quatre actes de sa pièce sont «dans sa tête», et il prévoit qu'il l'écrira du 20 février au 20 mars, un mois devrait suffire pour boucler l'affaire. Le 11 avril, il menace sa femme de ne pas écrire une ligne, et le 28 juillet, alors qu'il n'y a «pas de canicule, pas de poussière, un temps verdoyant», la pièce est toujours en travaux. Mais cette fois, Tchekhov accuse autant sa «paresse» que «le beau temps».
Le collectif belge tg STAN propose à la Colline une Cerisaie drôle et rassurante, mais peut-être plus inégale que leurs précédentes créations (le décousu et jubilatoire Onomatopée entre autres). La qualité et l'humilité auxquelles la joyeuse troupe nous a habitués est néanmoins au rendez-vous. C'est un amour profond du théâtre qui semble animer tg STAN; un amour si débordant qu'il s'épanche sur le public. Chaque acteur montre au spectateur à quel point il prend du plaisir sur scène, à quel point il s'amuse à jouer. Car c'est bien cela, la recette du succès: à chacun de ses spectacles, le collectif belge joue le jeu, et indique fièrement au public à quel point le théâtre – pas seulement la scène donc, mais aussi la salle, les coulisses – est une chose magique qui mériterait à elle seule une pièce. En cette fin d'année, c'est La Cerisaie d' Anton Tchekhov qui véhicule la folie de l'infatigable tornade belge. Dès le début de la pièce, le traditionnel quatrième mur disparaît sous la frontalité des répliques adressées au public, sans micros ni artifices.
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